Fraîchement nommé à la tête de l’ABE, l’autorité européenne bancaire, José Manuel Campa donne déjà le ton. Décidé à forcer les banques à prouver leur robustesse par l’augmentation de leurs fonds propres, le nouveau régulateur entend bien renforcer le contrôle et la surveillance des établissements financiers. Un prérequis à une lutte plus efficace contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Seul bémol, José Manuel Campa est bien connu pour son rôle de lobbyiste et d’expert de l’influence dans les décisions réglementaires. Benjamin, consultant senior, décrypte l’arrivée du nouveau régulateur.
Le nouveau gendarme bancaire vient de mettre en garde contre une vague d’argent sale en Europe. Sa nomination laisse-t-elle présager un renforcement de la surveillance et du contrôle des banques, condition sine qua none pour lutter efficacement contre le blanchiment d’argent ?
Fin juin, les autorités européennes ont confirmé, sous l’impulsion de José Manuel Campa, leur intention d’achever la traduction dans le droit européen des accords de Bâle III. Destinée à renforcer la faculté des banques à absorber les pertes liées à leur activité et donc de prouver leur robustesse, la réglementation a pour corollaire l’augmentation des fonds propres. Pour les banques, l’idée de devoir renforcer leur capital tombe donc au plus mal à l’heure où elles se lancent toutes dans d’importants investissements pour s’adapter à la révolution numérique.
Selon une évaluation menée ces derniers mois par le régulateur, les banques européennes vont devoir trouver 135 milliards d’euros de capital supplémentaire pour respecter Bâle III, pleinement applicable en 2027. En moyenne, les exigences minimales en fonds propres devraient augmenter de 24,4%, selon les prévisions de l’ABE, élaborées sur un échantillon de 189 banques. La somme aujourd’hui avancée est quatre fois supérieure à celle estimée en mars par le régulateur européen qui était de 39 milliards d’euros. Le coût en capital attendu du nouveau cadre prudentiel est donc beaucoup plus élevé que les prévisions avancées par les études précédentes.
Avec l’application stricte de la règle bâloise, le régulateur européen confirme le durcissement du contrôle et de la surveillance des banques et notamment leur capacité à tenir un niveau de qualité de leurs bilans et opérations. Sans oublier qu’il faut ajouter en parallèle un contrôle accru en termes de lutte anti-blanchiment (LAB) pour être cohérent et efficace dans la prévention du risque.
En juin, lors d’une conférence de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), Francois Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France et directeur de l’instance française de supervision et de contrôle des banques et assurance a déclaré qu’une gouvernance rénovée, renforcée en matière de lutte anti-blanchiment passe par le renforcement du rôle de l’ABE. En effet, des scandales financiers récents intervenus dans plusieurs pays européens ont montré la nécessité de renforcer le dispositif de supervision européen, encore faillible.
Pour le régulateur français, il faut aller plus loin dans la réforme des autorités de surveillance en renforçant les échanges d’information entre les autorités financières européennes. Les investigations communes et les mesures correctrices qui en découleraient pourraient bénéficier aux instances nationales de lutte contre le blanchiment d’argent.
Aujourd’hui, il serait pertinent de créer un réseau de superviseurs européens en matière de LAB (Lutte anti-Blanchiment), piloté par l’ABE. Ce réseau devrait pouvoir mener, avec un arsenal humain et juridique adapté, des actions conjointes afin de se substituer temporairement à un superviseur national, dans les pays ou les secteurs les plus exposés aux risques de blanchiment.
Cette solution me semble plus efficace que de créer une agence européenne de LAB. Régulièrement évoquée, cette idée a refait surface pas plus tard qu’en avril dernier quand l’ABE, chargée de coordonner et d’harmoniser le travail des superviseurs bancaires nationaux, avait été critiquée pour avoir abandonné une enquête qui visait les superviseurs danois et estoniens dans le cadre de l’affaire Danske Bank.
Espérons que ce premier signe sous l’ère Campa de l’applicatif plus stricte du dispositif bâlois soit répliqué à la même intensité à l’avenir, au niveau de la lutte contre le blanchiment.
Dans les colonnes du Financial Times, Campa évoque de nombreux cas de blanchiment d’argent en Europe et plus précisément le cas de la Danske Bank et des 200 milliards de transactions suspectes entre 2007 et 2015 traitées par l’intermédiaire de sa filiale estonienne. Est-ce que ce cas est l’arbre qui cache la forêt ?
En effet, depuis 2 ans, les scandales liés au blanchiment d’argent se sont multipliés en Europe. On peut évoquer celui de la banque maltaise Pilatus Bank, dénoncé par une journaliste assassinée en octobre 2017. Celui de la faillite de la troisième banque de Lettonie, ABLV, accusée par les États-Unis de blanchiment d’argent. Et enfin, celui de la banque danoise Danske Bank dont la filiale estonienne est accusée d’avoir blanchi 200 milliards d’euros, entre 2007 et 2015. Dans cette dernière affaire, la réputation de la Deutsche Bank a été mise en cause.
En 2018, le montant cumulé des sanctions a ainsi frôlé les 70 millions d’euros, dont une sanction record pour la Banque postale de 50 millions d’euros. La sanction portait sur des carences de contrôles, pour des opérations de transferts d’espèces grâce à des « mandats cash ». Des individus dont le nom figurait sur des listes de gel des avoirs en raison d’activités terroristes avaient pu bénéficier du service de transfert d’argent.
L’an dernier également, la commission des sanctions de l’autorité a également prononcé plusieurs décisions en matière de LCB-FT (Lutte contre le Blanchiment / financement du terrorisme), dont l’une à l’encontre de la société de transfert de fonds Western Union.
Depuis 2011, la commission de l’ACPR a prononcé 37 sanctions en matière de LCB-FT, dont 21 au cours des trois dernières années. Et, dans la plupart des cas (6 sur 9), ce sont des banques qui se sont retrouvées mises en cause.
L’Europe veut donc renforcer le système de LAB-FT européen car la multiplication des scandales a montré que tous les superviseurs européens n’étaient pas aussi exigeants en la matière. Les législateurs ont donc convenu de confier de nouveaux pouvoirs à l’Autorité bancaire européenne.
Pour revenir sur le cas de la Danske, pouvez-vous nous expliquer le mécanisme de fraude ?
C’est un scandale mondial né à Tallinn, capitale d’Estonie. La branche estonienne de la Danske Bank a généré à partir de 2007 de vastes opérations de blanchiment à l’échelle mondiale.
Selon le cabinet d’avocats chargé par la Danske Bank d’auditer les comptes, des clients “suspects”, pour la plupart des ressortissants vraisemblablement non-estoniens, auraient commencé à ouvrir des comptes dès l’ouverture de la filiale sur le sol estonien. De 2007 à 2015, ce sont près de 15 000 titulaires de comptes qui ont effectué des virements douteux à hauteur de 200 milliards d’euros.
Dans ce dossier, des experts en corruption internationale et l’OCCRP (Organized crime & corruption reporting project), réseau de journalistes internationaux spécialisés dans le crime organisé et la corruption, ont cité la branche estonienne de la Danske Bank comme l’un des véhicules d’évasion fiscale d’oligarques russes, ukrainiens ou azerbaïdjanais.
En Azerbaïdjan, des proches du président Ilham Aliyev, ont notamment été accusés d’avoir utilisé les services de cette banque pour arroser, à hauteur de 3 milliards d’euros, des politiciens et lobbyistes européens, afin d’améliorer l’image du régime. On a également découvert que des membres de la famille du président russe Vladimir Poutine auraient acheminé plusieurs millions d’euros de Russie par l’intermédiaire de la Danske Bank en Estonie.
Malgré ces « révélations », le 17 avril dernier, le superviseur bancaire a annoncé la fin de son enquête formelle sur de possibles infractions à la législation européenne des autorités financières estonienne et danoise. « Lors d’un vote au cours de sa réunion du 16 avril 2019, le conseil des autorités de surveillance de l’ABE a rejeté une proposition recommandant la constatation d’une infraction au droit de l’Union », avait indiqué l’Autorité dans un communiqué.
Le rapport d’enquête avait identifié quatre infractions à la réglementation dans la façon dont les deux autorités, danoise et estonienne, ont supervisé Danske, notamment l’infraction de défaut de coopération. Le rapport leur recommandait de prendre des mesures, selon le Financial Times. De son côté, le président par interim de l’ABE de l’époque, Jo Swyngedouw, avait reconnu la constatation de « manquements » dans des courriers à la direction générale de la Justice et des Consommateurs de la Commission, et au groupe des eurodéputés verts, fin avril.
Cependant, un certain nombre de membres du conseil* des autorités de surveillance, a considéré que ces manquements ne constituaient pas une infraction au droit de l’Union. Et, de manière plus générale, a remis en cause l’utilisation de cet outil juridique dans des dossiers couvrant des périodes antérieures à l’application de la quatrième directive anti-blanchiment.
L’affaire Danske Bank fait l’objet de plusieurs enquêtes, au Danemark, au Royaume-Uni, aux États-Unis et en France depuis février dernier.
Le gendarme européen pointe les carences dans l’application des mesures imposées aux banques européennes pour un meilleur contrôle de leurs clients. Sur le terrain, a-t-on besoin d’une nouvelle réglementation ?
L’autorité bancaire européenne a acquis un rôle important depuis la crise de 2008 puisqu’elle est chargée de contrôler et réguler le système bancaire européen. Elle mène les tests de résistance, stress tests, sur l’ensemble des banques de la zone et est également en charge d’élaborer, avec la BCE et le Comité de Bâle, les règles encadrant l’activité des banques : comme l’obligation de détenir une certaine quantité de fonds propres parmi d’autres protections pour stabiliser le système financier. Les banques ont toujours mis beaucoup d’énergie à combattre et détricoter ces règles à l’aide d’un lobbying acharné auprès des institutions européennes, les présentant comme un frein à leur capacité de développement et de croissance.
Outre-Atlantique, cette pression s’est encore accrue avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. Le président américain s’étant donné pour mission de “déréguler” tous les dispositifs mis en place au lendemain de la crise financière de 2008. Les banques européennes se sont donc insurgées devant cet avantage déloyal, réclamant d’obtenir le même traitement en matière de régulation ou plutôt de dérégulation et ont redoublé leur travail d’influence et de pression sur les institutions européennes.
Au sein de la BCE, certain nombre de représentants dits « de la société civile » sont invités à ces réunions. Sur les 517 membres siégeant dans les différents comités de la banque, 508 sont issus du secteur financier privé. L’arrivée de José Manuel Campa, pourrait n’être qu’un signe de plus de la contamination des intérêts financiers privés au sein des organismes de régulation.
Ce phénomène n’est pourtant pas nouveau : l’ancien président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, parti à la fin de son mandat avait rejoint Goldman Sachs dont faisait également parti Mario Draghi avant de prendre la tête de la Banque Centrale européenne.
Le problème n’est pas ici d’avoir une réglementation forte. Encore faut-il pouvoir l’appliquer de manière impartiale. Peu importe la qualité des outils, il s’agit de voir qui va les utiliser et à quel escient. L’avenir nous dira si la réglementation sera appliquée strictement ou fera l’objet de dérogation en fonction des intérêts privés, sous la direction de Mr Campa.
Dans le même temps, Manuel Campa évoque une refonte des tests de résistance des banques, les fameux stress tests. Il les juge sujets à interprétations de la part des régulateurs nationaux. Que doit-on comprendre ?
Il faut revenir aux fondamentaux sur ces tests et stresser des situations qui, sans intervention étatique ou dispositif de secours, peuvent mettre en danger l’existence d’une banque.
Les deux stress tests qui devraient intéresser les investisseurs, les analystes et les agences de notation sont ceux qui portent sur la solvabilité et la liquidité d’une banque.
- Une crise de solvabilité : suite à de fortes dépréciations d’actifs, l’établissement bancaire enregistre une baisse significative de ses fonds propres et se retrouve en situation de sous-capitalisation (ratio de solvabilité en deçà des minima réglementaires requis par le Comité de Bale),
- Une crise de liquidité (« bank run » ou fuite des dépôts), matérialisée par l’incapacité de la banque à refinancer son activité courante.
L’une de ces crises entraîne l’autre qui aggrave à son tour la première : la crise de liquidité que connaît une banque, va la conduire à vendre dans l’urgence des actifs dans des conditions économiques très défavorables et donc à constater des moins-values importantes, synonymes de destruction de fonds propres ; ce qui va à son tour nettement dégrader la solvabilité et aggraver la perte de confiance des marchés et des déposants, donc la crise de liquidité.
Mettre en place des stress tests crédibles suppose de prendre en compte la dimension systémique des crises et d’y associer des réponses politiques et institutionnelles efficaces.
Actuellement, la prévention du risque de liquidité se fait à l’aide du LCR depuis 2013 (liquidity coverage ratio).
Le ratio mesure la capacité d’un établissement à survivre à une période de stress de liquidité d’une durée d’un mois. Il se calcule comme le rapport entre les disponibilités à 30 jours (constituées d’actifs dits liquides) et les exigibilités à 30 jours (avec des hypothèses de fuite de liquidité différenciées selon les types de produits d’épargne et types de clientèles).
Mais il faut y ajouter d’autres indicateurs pour être complet et pertinent :
- L’importance de la position de transformation des banques (c’est-à-dire la part de l’argent emprunté à court terme pour financer des emplois à long terme).
- Le risque de liquidité des actifs des banques à long terme. Il s’agit du risque que des actifs de long terme portés dans les bilans des banques deviennent peu liquides.
Un second vrai stress test consisterait à stresser un risque systémique souverain avec par exemple le défaut « organisé » sur la dette publique d’un grand pays de la zone Euro (comme par exemple, restructurer légalement la dette publique italienne ou française à moyen terme).
En fait, un vrai stress test souverain est difficilement envisageable car il aurait comme conséquences principales de remettre en cause les réglementations prudentielles et comptables :
- Les normes comptables actuelles devraient être considérablement assouplies pour ne pas dégrader le compte de résultat et les ratios de solvabilité des banques.
- De même, les exigences de la réglementation du Comité de Bale en matière de solvabilité deviendraient totalement irréalistes.
À voir comment l’ABE va envisager cette refonte pour revenir à des fondamentaux plus objectifs qu’actuellement, via la méthode employée et les indicateurs à prendre en compte.
Connu pour sa position de lobbyiste en chef de la banque Santander et expert de l’influence dans les décisions réglementaires, comment est perçu l’arrivée de Manuel José Campa dans le secteur de la finance ?
Il n’est jamais de bon augure de voir quelqu’un issu d’une des banques considérées par le Financial Stability Board comme sujette à un risque systémique -elle était au cœur de la crise de 2008- prendre la place du superviseur en chef européen.
Son passé de lobbyiste en chef de la banque Santander laisse à penser qu’il pourrait défendre les intérêts d’une seule banque et lui éviter la faillite auprès des différentes instances réglementaires nationales et européennes. Ce qui nous amène à légitimement imaginer qu’il pourrait sacrifier l’impartialité sur l’autel de la rentabilité. Aujourd’hui, José Manuel Campa va devoir occuper une position complètement opposée. On peut donc être au minimum sceptique, pour ne pas dire méfiant, sur un revirement de position dans un court laps de temps.
De plus, depuis la crise, on constate un consensus général chez les économistes sur le fait que la finance n’a été ni sanctionnée ni remise au pas. On a assisté, au mieux à un contrôle accru via des ratios et reporting supplémentaires, sans changer les comportements sur les opérations à risques.
Avec l’arrivée d’une personne du sérail, le signe n’est pas forcément rassurant. Cela peut suggérer un sentiment d’impunité et d’irresponsabilité mais également laisser croire à des relations étroites entre des institutions bancaires toutes-puissantes, les superviseurs et les régulateurs.
En effet, malgré les réactions scandalisées de l’opinion et des économistes, on aurait pu penser qu’un tel mélange des genres ne passe pas entre le régulateur et la finance. Ce n’est pas le cas.
Cela montre une rupture entre le monde réel, conscient des enjeux d’une finance qui peut à tout moment “casser” des sociétés économiques, et le monde financier qui continue comme si la crise n’avait pas existé ou n’est qu’elle qu’une de plus. L’image du monde de la finance, coincé dans une tour d’ivoire, complètement sourd et méprisant du monde réel a encore de beaux jours devant elle.
Depuis la crise, le total des amendes distribuées par les agences américaines et payées par les banques entre 2009 et 2016 est de 320 milliards de dollars, contre 21 milliards en Europe.
*Ce conseil est composé du président de l’ABE et des représentants des 28 régulateurs nationaux (Pour la France c’est l’ACPR, adossée à la Banque de France par exemple).